L’Amsterdam Dance Event (ADE), rendez-vous incontournable des professionnels de la musique électronique, a été le théâtre d’un débat crucial sur l’avenir des clubs et des festivals à travers un panel tenu avec des spécialistes de l’industrie.
L’industrie de la musique électronique mondiale se porte bien, du moins selon les chiffres. En 2019, elle pesait 21 milliards de dollars, et elle devrait atteindre 38 milliards de dollars d’ici 2027. Pourtant, sur le terrain, le son de cloche est différent.
Durant une conférence animée par deux modérateurs, plusieurs acteurs clés de l’industrie – directeurs artistiques, agents d’artistes, programmateurs et DJs – ont fait part de leurs inquiétudes quant à la situation actuelle des clubs et festivals. Hausse des coûts, concurrence exacerbée, nouvelles attentes du public… Les défis sont nombreux, et certains n’hésitent pas à parler de crise.
Si la pandémie a mis à mal de nombreux secteurs, celui de la musique électronique a été particulièrement touché. Les fermetures obligatoires, les annulations d’événements et les restrictions sanitaires ont fragilisé un écosystème déjà précaire. La reprise post-pandémie est lente et difficile, et de nombreux clubs et festivals peinent à retrouver leur rentabilité.
Des défis économiques et structurels
Plusieurs facteurs expliquent les difficultés actuelles de l’industrie. La hausse des coûts, liée à l’inflation, pèse lourdement sur les budgets des organisateurs. Le prix de l’énergie, le coût du personnel, les loyers… tout a augmenté.
“En Angleterre, les gens vivent au jour le jour maintenant, vous savez, les gens ne peuvent pas se permettre de payer à l’avance”, précise Andrew Blackett, programmateur du célèbre club Londonien Fabric.
Cette inflation galopante réduit également le pouvoir d’achat des consommateurs. Sortir en club ou en festival devient un luxe que beaucoup ne peuvent plus se permettre. Le prix des billets d’entrée, des boissons et des transports a augmenté, ce qui force les clubbers à faire des choix et à sortir moins souvent. “Nous constatons une baisse significative des dépenses en boissons, ce qui impacte directement la rentabilité des clubs. Les gens sortent moins souvent et dépensent moins lorsqu’ils sortent” poursuit Andrew Blackett.
À cela s’ajoute une concurrence exacerbée. Le nombre d’événements a explosé ces dernières années, et le marché est saturé. Les clubs et les festivals doivent redoubler d’efforts pour se démarquer et attirer un public toujours plus exigeant. “Il y a tellement de festivals aujourd’hui qu’il est difficile de se démarquer. Il faut proposer une expérience unique et authentique pour attirer le public” propose Dimitri Hegemann, propriétaire du Tresor Club à Berlin.
Les artistes, entre passion et réalités économiques
Les artistes sont aussi un maillon fort de cette crise. La pression à la performance est forte, et les cachets des têtes d’affiche ont explosé ces dernières années. Cette situation crée un véritable cercle vicieux.
“Il y a un problème avec les cachets des artistes qui montent de plus en plus” dénonce Tommy Vaudecrane, Président de l’association Technopol. “Les clubs doivent payer plus cher pour les booker, ce qui les oblige à augmenter le prix des billets d’entrée. Résultat : le public a moins de moyens et sort moins.”
Cette inflation des cachets est alimentée par plusieurs facteurs : la concurrence entre les festivals, la pression des agents et l’influence des réseaux sociaux. Certains artistes sont devenus de véritables marques, et leur valeur marchande ne cesse d’augmenter.
A travers un véritable plaidoyer sur le sens qu’à cette flambée des prix, Tommy Vaudecrane distingue les artistes qui sont là pour faire de l’argent, de ceux qui souhaitent construire une carrière : “La vie n’est pas une course, c’est un marathon. La carrière d’un artiste se construit sur des années, pas sur des mois. Donc cette année ce sera 10ke, l’année d’après ce sera 25k. Donc l’artiste prends 25k deux fois dans un week-end, donc 50k par semaines, et tu le fais quatre fois en un mois, tu le fais pendant 10 mois… Alors prends ton argent et fais autre chose après. Mais ne prends pas la place des artistes qui veulent se construire une carrière”.
Martje Kremers, agent chez Primary Talents partage son point de vue : “Les artistes sont de plus en plus nombreux à se produire, et ils sont tous en concurrence les uns avec les autres. Les agents et les managements en profitent pour faire monter les enchères, et les clubs se retrouvent pris au piège.”
Cette situation met en péril l’équilibre économique des clubs et festivals, qui peinent à payer les cachets des artistes tout en maintenant des prix abordables pour le public. “Il est essentiel de soutenir les artistes émergents et de proposer une programmation diversifiée. Il faut arrêter de se focaliser uniquement sur les têtes d’affiche” poursuit Tommy Vaudecrane.
La Génération Z : un public en quête de sens et d’expériences
La génération Z, biberonnée au numérique et aux réseaux sociaux, représente une part croissante du public des clubs et festivals. Ses attentes diffèrent de celles des générations précédentes, et les clubs doivent s’adapter pour rester attractifs.
Beaucoup de clubs des Pays-Bas sont passés à l’entrée à partir 21 ans. Nous avons été le premier club à revenir à 18 ans et nous avons dit : « Quand j’avais 16 ans, j’allais en boîte. Pourquoi donc repoussons-nous ces jeunes de 18 ans ? – Duncan Stutterheim
Les jeunes clubbers sont sensibles aux valeurs d’inclusion, de durabilité et de communauté. Ils privilégient les expériences authentiques et immersives, et accordent une grande importance à la musique, mais aussi à l’ambiance générale, à la décoration, aux jeux de lumière et à la possibilité de partager leurs expériences sur les réseaux sociaux.
Cette génération, hyperconnectée et avide de nouveautés, est en quête de sens et d’émotions. Elle ne se contente plus d’une simple soirée en club ; elle recherche une expérience globale, qui l’interpelle et la transporte.
En matière de programmation, la Gen Z est curieuse et ouverte à tous les styles. Elle apprécie la diversité et la découverte, et attend des clubs qu’ils lui proposent des line-up originaux et innovants, mettant en avant des artistes émergents et des genres musicaux underground. “Les jeunes sont fatigués d’entendre toujours les mêmes DJs jouer les mêmes morceaux. Ils veulent de la nouveauté, de la surprise, de l’émotion.” note Levi Smulders, programmateur du Melkweg Amsterdam
L’expérience nocturne doit également être pensée de manière globale. La décoration, l’ambiance, les jeux de lumière, la qualité du son… tout compte pour créer une atmosphère unique et immersive. Les clubs doivent proposer des espaces de socialisation, où les jeunes peuvent se rencontrer, échanger et créer des liens.
Enfin, la Gen Z est sensible aux enjeux environnementaux et sociaux. Les clubs et festivals doivent adopter une démarche éco-responsable et s’engager en faveur de l’inclusion et de la diversité.
Quelles solutions pour l’avenir ?
Face à ces défis, les acteurs de l’industrie doivent se réinventer. Plusieurs pistes se dégagent pour contrer l’inflation des cachets et pérenniser l’écosystème de la musique électronique :
- Repenser le modèle économique: Certains clubs, comme Fabric London, expérimentent de nouveaux modèles économiques, où le cachet de l’artiste est indexé sur la fréquentation du club. “Si le cachet du DJ est d’ordinaire fixé à 8 000€, Fabric lui offrira 5 000€ à la place, plus un pourcentage sur les entrées. Cela permet de partager les risques et de garantir une meilleure rémunération aux artistes lorsque le club est plein” explique Andrew Blackett
- Promouvoir les artistes locaux: Mettre en avant les talents émergents permet de diversifier la programmation et de réduire la dépendance aux têtes d’affiche internationales. Plusieurs clubs, comme le Tresor à Berlin et le Shelter à Amsterdam, organisent des soirées dédiées aux artistes locaux.
Nous avons une deuxième salle plus petit où nous programmons principalement des artistes locaux. Cela nous permet de créer une dynamique locale et de faire émerger de nouveaux talents” détaille Duncan Stutterheim, fondateur d’ID&T et propriétaire de clubs à Amsterdam - Collaborer avec les festivals: Les clubs peuvent collaborer avec les festivals pour organiser des after-parties et ainsi mutualiser les coûts liés aux cachets des artistes.
- Négocier des contrats plus équitables: Les clubs et les festivals peuvent se regrouper pour négocier des contrats plus équitables avec les agents et les artistes.
“Il est important de dialoguer avec les agents et de leur faire comprendre les réalités économiques des clubs. Nous devons travailler ensemble pour trouver des solutions durables” précise Andrew Kelsey, Booker Agent à Liaison Artists.
Un appel à la collaboration ?
L’industrie de la musique électronique est à la croisée des chemins. Pour sortir de la crise et garantir un avenir durable, la collaboration entre les différents acteurs est plus que jamais indispensable. Clubs, festivals, artistes, agents, et public doivent travailler main dans la main pour créer un écosystème plus solide et résilient. Cependant, rien ne s’annonce facile.
Lors du Panel, plusieurs pistes ont été évoquées pour permettre aux clubs de survivre, mais elles impliquent souvent les artistes via leurs agences de booking et de management. Les clubs proposent par exemple de partager leur comptes de résultats sur une soirée, et d’éventuellement compléter un cachet négocié à la baisse avec un bonus en cas de succès de la soirée. Cette option permet de soulager les clubs de la pression liée aux risques financiers, et de contenter l’artiste qui pourrait compléter son revenu. Andrew Kelsey incite les clubs à aller dans ce sens en partageant systématiquement avec les agents leurs résultats financiers.
Cependant, si Tommy Vaudecrane prône une très profonde et utile remise en question de la part de tous les acteurs de la musique électronique, notamment sur le sujet délicat des cachets, la réponse d’Ollie Seaman de l’agence Wassermann est lourde de sous-entendus : “On est tous d’accord, quelque chose doit changer. Mais qui va faire le premier pas ? Parce que les risques sont tellement élevés lorsque l’on fait le premier pas”. Fin du match ?
Conclusion
L’industrie de la musique électronique traverse une période turbulente, mais elle a les ressources pour surmonter les défis actuels. La passion, la créativité et la résilience des acteurs de cette scène vibrante sont autant d’atouts pour construire un avenir prometteur. En s’adaptant aux nouvelles réalités économiques et aux attentes du public, les clubs et festivals peuvent continuer à faire vivre la musique électronique et à offrir des expériences uniques et inoubliables.
Aussi, pour attirer et fidéliser la Gen Z, les clubs et festivals doivent proposer des expériences uniques, authentiques et engagées, qui répondent à ses attentes en matière de musique, d’ambiance et de valeurs.
Cependant, il semble évident que faire bouger les lignes s’annonce compliqué. Les artistes et managements ne semblent non plus pas enclins à faire ce fameux premier pas dont les clubs ont besoin. Les cachets semblent toujours être de plus en plus haut, les marges de négociation toujours de plus en plus réduites. Alors dans ce cas, laissons les clubs continuer à mourir en silence, et les artistes finiront un jour par jouer uniquement en livestream.